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Nanosciences, nouveaux instruments et nouvelle recherche scientifique

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CC Wikimedia Commons Matt Howard
CC Wikimedia Commons Matt Howard

Peut-on comprendre la recherche contemporaine dans les nanosciences à partir de ses équipements ? C’est l’enjeu de cet article. A partir du constat de l’accélération des révolutions scientifiques, nous montrerons que de nouveaux instruments permettent d’atteindre des champs d’investigation inédits, opérant ainsi une rupture épistémologique : historiquement, les questions posées par les chercheurs étaient toujours guidées par les contraintes imposées par la nature ; dans les nanosciences, grâce aux nouveaux instruments, les chercheurs sont en position de « façonner la nature » à leur gré.

Ils gagnent ainsi de nouvelles libertés dans la formulation de leurs questions. Enfin, nous discuterons de l’impact de la recherche à l’échelle nanométrique sur l’organisation de la communauté scientifique, et en particulier du débat entre disciplinarité traditionnelle, interdisciplinarité et ce que nous appelons « nouvelle disciplinarité ».

Marcovich A., Shinn T., 2014, Toward a New Dimension : Exploring the Nanoscale, Oxford University Press.
CC Patrick Mignard pour Mondes Sociaux
CC Patrick Mignard pour Mondes Sociaux

Révolution à l’échelle nanométrique : une « ruée vers l’or »

Au cours des trente dernières années, les scientifiques ont ouvert de nouvelles voies d’investigation qui ont profondément bouleversé le paysage de la recherche et de ses buts. A tel point que l’on compare parfois avec l’impact de la découverte de la gravitation (Isaac Newton, 1687), de la loi de la combustion (Antoine-Laurent Lavoisier, 1783), de la radioactivité (Henri Becquerel, 1896), des quantums de l’atome (Max Planck, 1900) ou de la théorie de la relativité restreinte (Albert Einstein, 1905).

En 1981, Gerd Binnig et Heinrich Roher inventent un nouvel instrument, le microscope à effet tunnel (Scanning Tunnelling Microscope, STM), capable de localiser et de visualiser les atomes individuellement. Il faut noter que, travaillant au laboratoire IBM à Zurich sur un projet de développement d’une nouvelle génération d’ordinateurs, ils ont œuvré pratiquement clandestinement à la mise au point de leur nouvel instrument. Jusqu’en 1983, leurs articles décrivant leur découverte sont rejetés. Mais par le bouche à oreille, de jeunes chercheurs reprennent leurs travaux et bricolent ces instruments : par exemple, en utilisant des poils de moustache de chat pour servir de levier à la pointe du détecteur de leur STM. En parallèle, des chercheurs expérimentés utilisaient ce nouvel instrument pour explorer avec succès un cristal – silicon (111)-(7×7) – qui depuis des années était resté opaque à toute investigation.

CC Wikimedia Commons
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C’est alors que tout s’accélère. Trois ans plus tard, en 1986, les inventeurs de cette nouvelle famille d’instruments sont reconnus au plus haut niveau, puisqu’ils reçoivent le Prix Nobel de physique. Cette réussite rapide contraste de façon spectaculaire avec celle de Ernst Ruska, leur co-lauréat, qui partage le Nobel avec eux pour son invention en 1933 du microscope électronique en transmission. Avec l’obtention de ce Prix, la marginalité du STM est rompue, et commence une « ruée vers l’or » de la part de physiciens d’horizons très divers.

En 1985, Gerd Binnig travaillant à Stanford University et en collaboration avec Calvin Quate et Christoph Gerber, développe le Microscope à Force Atomique (AFM). La différence entre l’AFM et le STM est très importante : l’utilisation du STM est limitée aux milieux inorganiques et cryogéniques, alors que l’AFM est capable de fonctionner dans presque tous les environnements. Le nombre de publications avec chacun de ces instruments montre l’ordre de grandeur de la croissance étonnante de leur utilisation :

  • STM : 1983 : 2 articles ; 1990 : 208 ; 2000 : 1429 ; 2012 : 1540 (en tout 34.000) ;
  • AFM : 1987, 13 articles ; 995 : 886 ; 2005 : 398 ; 2012 : près de 6000 (en tout 83.000).

Ces chiffres expriment une accélération extraordinaire de l’utilisation de ces instruments dans des domaines aussi divers que la physique des surfaces d’oxyde, la mécanique moléculaire, l’architecture cristallographique à l’échelle nanométrique ; et en biologie, la fonction des protéines ou la configuration de certaines membranes. Ces instruments prennent toute leur ampleur grâce à leur interface avec l’informatique ainsi que le développement récent de l’épitaxie.

Créer des objets sur mesure : une rupture épistémologique

Depuis les travaux du groupe de Niels Bohr et les résultats de Wolfgang Pauli et de Erwin Schrödinger qui couvrent la période 1910-1940, l’atome était strictement compris dans une perspective non-déterministe et décrit sous forme mathématique. En 1989, se produit une rupture épistémologique. Donald Eigler publie un article avec l’image du sigle IBM, écrit à l’aide de 63 atomes de Xenon. On peut légitimement parler ici de légos atomiques. Un tournant dans l’histoire de la physique ! Désormais, on peut « voir » les atomes, leur configuration spatiale et même contrôler leur position.

Peu après, des chercheurs tels que James Gimzewski (UCLA) et Christian Joachim (CEMES-CNRS Toulouse) assemblent des atomes et construisent des molécules aux configurations de plus en plus complexes. Dans le champ de la biologie, les travaux de Simon Weiss (UCLA) permettent de contrôler et de placer très précisément sur des sites définis d’une molécule d’ADN, des quantumdots (cristaux nanométriques) qui servent ensuite de détecteurs.
CC Flickr Thomas Hawk
CC Flickr Thomas Hawk

Or voir, contrôler, comprendre la nature à l’échelle nanométrique passe nécessairement par la représentation des informations et des résultats sous forme d’images. Contrairement aux séries de données chiffrées, les images permettent une appréhension synthétique et holistique des phénomènes étudiés. Elles offrent un autre avantage : les spécialistes de simulation numérique sont de plus en plus nombreux à travailler sur l’échelle nanométrique grâce à la puissance toujours plus grande des ordinateurs et à l’introduction de programmes adaptés à ce champ de recherche, par exemple le Density Functional Theory. Des confrontations très fréquentes s’organisent entre les résultats d’expériences par simulation et ceux obtenus par instruments métrologiques.

La « révolution » provoquée par la recherche à l’échelle nanométrique ne se serait pas produite sans l’apport, depuis les années 1930, de techniques nouvelles de fabrication des matériaux, l’épitaxie. Le terme « épitaxie », du grec « epi », « on », et « taxis », arrangé en ordre l’un sur l’autre, renvoie à la fabrication d’objets artificiels qui se caractérisent par leur taille, leur forme et leur propriétés : ce sont des materials by design. La combinatoire de l’épitaxie et de la microscopie à champ proche sont à l’origine de la rupture épistémologique évoquée plus haut.

CC Pixabay OpenClipartVectors
CC Pixabay OpenClipartVectors

Dans la décennie 1980, des physiciens et des chimistes ont appris à fabriquer des objets qui n’existent pas dans la nature et qui possèdent des propriétés inédites. Jusqu’alors, les scientifiques dépendaient des matériaux offerts par la nature ; c’est elle qui dictait les questions possibles à poser. Avec l’avènement des nano objets, on est libre de décider quelle question poser et de fabriquer les matériaux en fonction des propriétés voulues. On assiste à la naissance d’un nouveau paradigme : la possibilité, pour la première fois dans l’histoire des sciences, de transcender les limites imposées par la nature.

Vers la « nouvelle disciplinarité »

Depuis au moins trente ans, il existe un débat partisan et parfois violent entre les tenants de la disciplinarité traditionnelle et ceux de l’interdisciplinarité. Pour les premiers, la science se construit à l’intérieur des frontières d’une discipline définie, ce qui lui donne à la fois des possibilités de transformation interne et de stabilité (un monde clos). Pour les seconds, la complexité toujours croissante des connaissances nécessite la coopération et la communication entre des personnes de disciplines différentes. Ils considèrent que les frontières disparaissent et que les disciplines traditionnelles s’effondrent. Nos observations de la recherche à l’échelle nanométrique nous conduisent à proposer un modèle d’organisation sociale et intellectuelle des connaissances différent des deux évoqués.

CC Flickr Eliz.avery
CC Flickr Eliz.avery

Nos multiples entretiens mettent en évidence des pratiques de recherche qui s’ancrent autant dans la stabilité de la disciplinarité traditionnelle que dans la flexibilité de l’interdisciplinarité. Comme la disciplinarité traditionnelle, la nouvelle a des frontières, mais celles-ci sont enrichies de confins. Restant dans leurs confins respectifs, et se parlant à travers la frontière, les chercheurs de domaines différents peuvent monter des projets communs, tout en restant dans l’espace défini de leur propre discipline. Cette organisation rend compatible la nécessité d’un enracinement dans une discipline de référence et l’ouverture vers d’autres horizons.

CC Flickr Justin Mazza
CC Flickr Justin Mazza

Dans cette perspective, la nouvelle disciplinarité offre le noyau (formation et référents conceptuels) de la discipline mère, plus les confins mentionnés ci-dessus. Elle est fondée sur un déplacement entre centre et périphérie, ce qui implique une double temporalité : souvent longue au centre dans des travaux propres à la discipline de référence, et plus courte vers les confins où s’organisent des rencontres avec des chercheurs d’autres horizons, voire des travaux communs. Elle met en évidence la nécessité de ces doubles mouvements et de ce double ancrage. Co-existent alors certains traits de la disciplinarité traditionnelle et ceux de la fluidité si prisée par l’interdisciplinarité.

Notre étude tend à montrer que le répertoire d’instruments (STM, AFM,…) partagés et utilisés dans des disciplines différentes au sein des nanosciences, favorise le schéma de la nouvelle disciplinarité parce que ces intruments sont le véhicule d’une transversalité. Ils privilégient la pratique d’un langage commun et l’élaboration de projets qui rendent les chercheurs complémentaires. Il serait intéressant de voir dans quelle mesure le modèle de la nouvelle disciplinarité fonctionne dans d’autres domaines que ceux des nanosciences.

Pour conclure, nous dirons que la naissance et les développements de la recherche en nanosciences mettent en évidence l’opposition entre deux forces contraires : fragmentation et cohésion des pratiques scientifiques. Ici, la fragmentation s’exprime par la diversité des questions posées par les chercheurs, par les technologies employées et par les communautés disciplinaires fréquentées. La cohésion se manifeste par la persistance de thèmes de recherche et des façons de les traiter. Notre étude montre une relation inédite entre ces deux forces qui sont habituellement perçues comme contradictoires. Cette co-existence pourrait s’expliquer par la révolution des instruments et par la nouvelle liberté donnée aux chercheurs grâce à la rupture épistémologique.

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Crédits image à la Une : CC Flickr Michel Moreau


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