Quantcast
Channel: Science – Mondes Sociaux
Viewing all articles
Browse latest Browse all 16

Les routes du Prix Nobel de Chimie 2015

$
0
0
CC Wikimedia Commons, DNA Repair, Tom Ellenberger, Washington University School of Medicine in St. Louis
CC Wikimedia Commons, DNA Repair, Tom Ellenberger, Washington University School of Medicine in St. Louis

Sans les mécanismes de réparation de l’ADN, la longévité de nombreux organismes vivants serait en cause. En bonne santé, le corps humain est capable de réparer une grande part des lésions produites par des attaques extérieures (soleil, environnement…) ou résultant d’erreurs provoquées par l’organisme lui-même. Pourtant, l’étude des mécanismes de réparation est longtemps restée dans l’ombre. De sorte que le prix Nobel de Chimie 2015 vient tout juste de rétablir la lumière sur ce domaine de recherche en récompensant trois spécialistes : Thomas Lindhal, Paul Modrich et Aziz Sancar.

Si les preuves de l’existence de la réparation de l’ADN remontent aux années 1950-1960, ce n’est que dans les années 1980-2000 que les scientifiques parviennent à en faire une spécialité à part entière, avec sa revue propre DNA Repair, ses événements partagés et surtout sa mythologie : une version officielle de l’histoire traversée par les premiers chercheurs, leurs tâtonnements jusqu’aux découvertes ayant garanti une meilleure compréhension des mécanismes biologiques permettant aux cellules vivantes de détecter et réparer des lésions pouvant endommager l’ADN. Malgré cela, l’absence de reconnaissance officielle de la « communauté scientifique internationale » semblait toujours les préoccuper, certains déplorant la non attribution d’un prix reconnu.

Comment expliquer cette reconnaissance tardive ? Une approche géographique du domaine permettrait-elle de mieux saisir ce phénomène ? C’est en tous cas la thèse que nous avons soutenue. Elle propose d’étudier la géographie des activités et des collectifs scientifiques dans le monde à travers la croissance du système de production scientifique contemporain (toutes disciplines confondues) et des dynamiques d’une spécialité : la réparation de l’ADN. En identifiant précisément les lieux d’émergence du domaine de recherche au filtre des publications mobilisant le mot-clef « DNA Repair » dans les années 1960, et en comparant cette géographie mondiale à celle de la période 2006-2008, ce travail identifie des facteurs ayant permis au domaine de se diffuser dans l’espace géographique et de s’émanciper progressivement de son cadre originaire, les recherches sur les radiations et rayonnements.

Nobelprize.org. Détail de l'affiche 2015 Nobel Prize in chemistry
Nobelprize.org. Détail de l’affiche 2015 Nobel Prize in chemistry

Maisonobe M., 2015, Étudier la géographie des activités et des collectifs scientifiques dans le monde. De la croissance du système de production contemporain aux dynamiques d’une spécialité : la réparation de l’ADN, Thèse de Géographie, Université de Toulouse-Jean-Jaurès, 502 p.

Maisonobe M., 2015, « Émergence d’une spécialité scientifique dans l’espace géographique. La réparation de l’ADN », Bulletin de Méthodologie Sociologique, 125, 46‑64.

Maisonobe M., Giglia-Mari G., Eckert D., 2013, « DNA Repair: a changing geography (1964-2008) ? », DNA Repair, 12(7), 466‑471.

De l’ombre à la lumière

Il est intéressant de revenir sur l’explication d’Errol C. Friedberg, pionnier américain de la spécialité. D’après lui, il n’était pas facile d’admettre l’existence des mécanismes de réparation de l’ADN, car nul n’osait imaginer que les gènes pouvaient s’endommager puisque, pour des raisons de transmission,  ils devaient être stables, inattaquables. Contre toute attente, ce sont donc des chercheurs plutôt issus de la physique, soucieux après la Seconde guerre mondiale de l’effet des radiations sur le vivant, qui sont arrivés, à force d’expériences, à la conclusion que les brins d’ADN pouvaient non seulement s’endommager mais aussi se réparer.

Crédits Patrick Mignard pour Mondes Sociaux
Crédits Patrick Mignard pour Mondes Sociaux

Ces radiobiologistes et photobiologistes exerçaient dans les laboratoires d’Oak Ridge aux États-Unis (impliqués dans le projet Manhattan d’élaboration de la bombe nucléaire), d’Harwell en Grande-Bretagne, de Rijswick aux Pays-Bas, de Pushchino en Russie, de Chalk River au Canada… Pour des raisons de secret militaire et de sécurité intérieure, mais aussi tout simplement de surface disponible pour la construction de grands équipements (cyclotrons), ces lieux d’expérimentation étaient situés à bonne distance des grands centres urbains. Et c’est surtout dans ces laboratoires reculés, désormais tournés vers la recherche appliquée, que les premières preuves de l’existence de la réparation de l’ADN sont apparues. Les priorités de recherche ayant évolué dans ces laboratoires d’État et des liens s’étant établis entre l’efficacité de la réparation et les risques de cancer et de vieillissement, les recherches se sont ensuite peu à peu déplacées vers les universités, les départements hospitaliers et les centres de recherche sur le cancer.

Friedberg E. C., 1997, Correcting the blueprint of life: an historical account of the discovery of DNA repair mechanisms, Plainview, NY : Cold Spring Harbor Laboratory Press, 210 p.
Crédit Patrick Mignard pour Mondes Sociaux
Crédit Patrick Mignard pour Mondes Sociaux

L’expansion géographique de la spécialité

Alors que les recherches menées à Oak Ridge dans les années 1960-1970 représentaient plus de 4 % de la production totale des articles sur la question, elles ne participent plus qu’à 0,1 % de cette production en 2006-2008. Un phénomène similaire touche les laboratoires russes à Moscou, Pushchino et Saint-Pétersbourg dont le niveau d’activité était considérable jusqu’aux années 1980. À l’inverse, il existe des lieux autrefois peu ou modérément impliqués, qui participent désormais largement à la compréhension des mécanismes de réparation de l’ADN. Les villes du Texas en font partie qui comptent aujourd’hui, comme les villes néerlandaises, de nombreuses équipes de chercheurs travaillant sur ce thème. Errol C. Friedberg parle d’ailleurs d’une « Texas Mafia » qui se serait tissée à l’échelle de cet État américain, tout comme James Cleaver évoque une « Dutch Army » pour rendre compte de la force de frappe des néerlandais.

CC Pixabay OpenClipartVectors
CC Pixabay OpenClipartVectors

Si certains chercheurs se sont très tôt intéressés à la thématique dans ces deux territoires, comme Walter Harm et Stan Rupert (Texas) ou Dirk Bootsma et Paul Lohman (Pays-Bas), leur simple présence ne peut suffire à expliquer l’exceptionnel processus de diffusion locale et mondiale. En revanche, le suivi des trajectoires de pionniers (leurs expériences de mobilité), associé à une étude des co-signatures d’articles, permet de mieux saisir les liens privilégiés, y compris internationaux, qui se sont établis petit à petit, à distance, entre différents laboratoires. Certains liens ont fini par se pérenniser, suggérant la mise en place de partenariats sérieux entre équipes, comme l’échange régulier de jeunes chercheurs.

Malgré la richesse des informations ainsi obtenues, il faut souligner les inévitables limites des sources bibliographiques. Ces dernières ne permettent ni d’accéder aux éléments de contexte institutionnel (accès aux ressources matérielles, possibilités de recrutement et de mobilité…), et ni d’appréhender les modes de sociabilité des chercheurs qui se rencontrent et travaillent ensemble lors d’événements ponctuels tels les ateliers ou les conférences. On retiendra notamment que le dispositif de formation commun aux départements universitaires de Leyde et Rotterdam, progressivement élargi au reste du pays, a favorisé la multiplication des échanges observés entre les équipes néerlandaises au cours des années 1990.

cahier-love-geographie-131651136589

Le parcours des trois Prix Nobel de chimie 2015

Ayant dessiné la carte de l’activité de production scientifique portant sur la réparation de l’ADN à plusieurs dates, nous disposons d’une grille pertinente pour interpréter et mieux situer les trajectoires des scientifiques investis dans cette spécialité. Par ailleurs, grâce aux documents et aux témoignages sur l’histoire du domaine, nous pouvons éclairer sous un angle inédit le parcours des trois Prix Nobel de Chimie 2015.

CC Pixabay
CC Pixabay

Et tout d’abord, celui de Thomas Lindahl, médecin suédois converti à la biochimie. Les premières traces de ses travaux sur les conditions de dégradations de l’ADN et leurs conséquences remontent au début des années 1970. En 1972, depuis le département de Chimie de l’Institut Karolinska qu’il intègre à la suite de son séjour post-doctoral aux États-Unis, il publie un premier article décisif pour la spécialité, préfigurant la découverte majeure réalisée en 1974 d’un mécanisme de réparation de l’ADN inconnu : le mécanisme de réparation par excision de base. Sa carrière lancée, il est nommé Professeur à Gothembourg, puis dès le début des années 1980, chef d’équipe dans l’un des laboratoires de l’Imperial Cancer Research Fund (ICRF) du grand Londres. Il y demeurera quelques années avant de diriger, dès leur ouverture, les laboratoires Clare Hall de recherche sur le cancer jusqu’en 2006. À l’ICRF devenu Cancer Research UK, il prend la succession de John Cairns et assure ainsi la poursuite du tournant entamé par l’équipe de ce dernier vers l’étude de la réparation de l’ADN, objet pourtant guère « à la mode » à l’époque.

De l’autre côté de l’Atlantique, Paul Modrich et Aziz Sancar dont les trajectoires n’ont jamais été totalement disjointes. Et cela, bien que le premier se soit distingué dans l’étude des mécanismes de réparation par mésappariement des bases et le second dans celle des mécanismes de réparation provoqués par l’effet des rayonnements UV. Premièrement, ils ont chacun obtenu un poste de professeur en Caroline du Nord dans l’université privée de Duke pour le premier et l’université publique de Chapell Hill pour le second, ce qui a eu pour conséquence de renforcer le rôle de cet espace géographique, le « Research Triangle Park », dans le domaine de la réparation de l’ADN. Deuxièmement, leurs directeurs de thèse, responsables de leur intérêt précoce pour cette thématique, sont tous deux issus de l’Université John Hopkins (Baltimore) : le biochimiste Robert Lehman a encadré la thèse de Paul Modrich à Stanford et le photobiologiste ou biophysicien Stan Rupert celle d’Aziz Sancar au Southwest Center for Advanced Studies (Dallas), devenu l’Université du Texas à Dallas. Enfin, Modrich et Sancar ont récemment co-publié dans la revue Journal of Biological Chemistry un article mettant en relation les membres de leurs deux laboratoires et visant à mieux explorer les liens entre les mécanismes de réparation par excision, les mécanismes de réparation par mésappariement et le système de surveillance du cycle cellulaire.

Contrairement au cas de Lindahl que sa formation ne destinait pas à travailler en Grande-Bretagne sur la réparation de l’ADN, le parcours de Modrich et Sancar est caractéristique de l’expansion progressive de la spécialité depuis un petit nombre de zones foyers à l’échelle des Etats-Unis : la côte Est, la baie de San Francisco et le Texas. Compte tenu du nombre important de mécanismes de réparation de l’ADN ayant été découverts depuis les années 1950 et des perspectives à venir pour mieux comprendre leurs relations, leur possibles défaillances, leurs dynamiques et variations, gageons que les avancées et les récompenses en ce domaine n’ont pas fini d’établir sa notoriété.

keep calm

Crédit image à la Une : CC Wikimedia Commons CHARMM


Viewing all articles
Browse latest Browse all 16

Latest Images





Latest Images