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Qui sont ceux qu’on cite ?

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5914996460_22e853904b_oPar Béatrice Milard

La pratique des citations entre chercheurs est fortement associée à la science occidentale moderne. Les citations scientifiques étaient déjà probablement à l’esprit de ceux qui, dès le XIIe siècle, ont véhiculé la très ancienne expression « de nains sur les épaules des géants ». Il s‘agissait  alors de marquer avec révérence la cumulativité du savoir scientifique.

Plus tard, alors que les activités de recherche se développent au cours XXème siècle, les études sociales des sciences ont montré que la cumulativité s’exprimait aussi par le nombre de  citations : plus on est cité et plus on a tendance à être cité affirmera le sociologue américain Robert K. Merton en nommant cela « l’effet Matthieu ». Face à ces tendances lourdes, d’autres chercheurs ont eu une démarche plus qualitative pour montrer que les citations sont loin d’être toutes révérencieuses et que beaucoup sont négatives. Des analyses textuelles fines ont même souligné que certains auteurs seraient particulièrement habiles pour faire passer pour positives des références qu’ils critiquent fondamentalement !

Qu’on s’intéresse aux contenus des savoirs, à la reconnaissance ou aux rhétoriques, on néglige toujours une dimension de la citation : quels sont les liens de l’auteur citant avec l’auteur cité ? C’est sur cette base qu’une étude portant sur les citations de chimistes (32 chercheurs statutaires) interrogés à propos d’une de leurs publications dont ils ont patiemment décrit toutes les relations avec les différentes personnes citées en référence, soit 3563 auteurs. Qui sont ceux qu’on cite et quelles relations a-t-on avec eux ?

Capture d’écran 2013-04-15 à 14.19.18Milard B., 2014 (à paraître), « The social circles behind scientific references: relationships between citing and cited authors in chemistry publications », Journal of the American Society for Information Science and Technology.
Milard B., 2013, « Quelles sociabilités derrière les références bibliographiques ? Citations et relations sociales », Socio-logos. Revue de l’Association Française de Sociologie [En ligne], n°8.

De simples copinages ?

© Patrick Mignard
© Patrick Mignard

On pense tout de suite aux copinages, aux biais que peuvent produire les interconnaissances entre chercheurs. En effet, certaines références semblent guidées par un intérêt social : « Sam a fait une thèse au labo alors je l’ai cité » dit Paul, l’un des chimistes rencontrés dont le prénom a été changé. Sophie parait encore plus calculatrice quand elle dit avoir choisi certaines références pour  « montrer aux referees [évaluateurs] de Science [revue américaine prestigieuse] qu’on était dans un sujet qui les avait déjà intéressés ». Ces cas existent, mais ils restent rares. Peut-être parce qu’il est difficile pour les chercheurs de les reconnaitre devant un tiers. Mais peut-être aussi parce qu’ils ne sont jamais uniquement sous-tendus par un intérêt social ; ils sont toujours pertinents, professionnellement et intellectuellement : « c’est un ami personnel mais au niveau scientifique […] il n’y en a pas 36 ! » précise Gilbert pour justifier la citation d’un auteur.

C’est justement cette intrication entre le social, le professionnel et l’intellectuel qu’il fallait interroger. Que révèle l’implication des relations sociales dans les citations ? Pour commencer voyons les cas où elle n’existe pas.

Citer des inconnus ?

On a considéré qu’un auteur n’était pas connu par le chercheur interrogé dès lors qu’il ne le distinguait pas parmi tous les autres signataires de la référence. Ces cas sont très nombreux puisqu’ils représentent, dans l’échantillon, plus des deux tiers des auteurs cités.

Il faut d’abord évoquer une première raison qui renvoie directement aux procédures d’évaluation de l’article. Ainsi Elisabeth précise qu’elle ne connait pas une série d’auteurs cités parce que c’est « le referee qui m’a demandé d’ajouter tout ça ». Même s’ils sont réels, ces cas d’imposition ne sont pas généralisables et, une nouvelle fois, demandent un minimum de pertinence.

© Hiro Sheridan
© Hiro Sheridan

De manière plus générale, il existe cinq grands contextes de non reconnaissance des auteurs cités. Mis à part les pionniers que les chercheurs connaissent au moins de nom, plus la référence est ancienne, moins on connait les personnes citées. Par ailleurs, même si l’origine géographique des auteurs cités est un élément biographique plutôt bien connu par les chercheurs, la distance géographique ou géopolitique reste rédhibitoire. Une spécialité disciplinaire différente est aussi une raison de ne pas connaître les auteurs cités. Un contexte encore plus fréquent concerne les références qui renvoient à divers artefacts : un produit, une synthèse, une technique ou encore une méthode de calcul dont les chercheurs ne connaissent pas les auteurs. Enfin, il existe une cinquième distance qui est liée aux statuts professionnels et qui est, de loin, la plus importante numériquement : les auteurs doctorants, étudiants, post-doctorants ou ingénieurs-techniciens que les chercheurs n’ont jamais rencontrés.

Les citations des auteurs inconnus mettent en évidence une segmentation des collectifs scientifiques : temporelle quand ce sont des auteurs très anciens, géographique quand ils sont loin, disciplinaire quand ils ne sont pas de la même spécialité et d’objets lorsque ce qui fait sens pour les uns ne signifie rien pour les autres. Ces segmentations, plutôt exclusives, sont redoublées d’une stratification sociale liée aux statuts des auteurs des références. Passons aux relations entre les auteurs citants et cités pour mieux comprendre la sociabilité scientifique.

Les cercles de la sociabilité scientifique

Pour rendre compte de cette sociabilité, on a présenté les cercles sociaux sous forme concentrique : chacun correspond à un entourage avec des caractéristiques relationnelles et sociales particulières qui s’insère dans un autre, plus large selon ces mêmes critères.

© Patrick Mignard
© Patrick Mignard

Le premier groupe de citations renvoie à l’équipe de signataires : ce sont des autocitations. Les coauteurs du chercheur peuvent relever de deux groupes plus larges : les proches ou les collègues. Les proches sont des collègues qui appartiennent (ou appartenaient) à la même équipe. Ce sont aussi les autres personnels du laboratoire (ingénieurs et techniciens, doctorants, chercheurs d’autres équipes), mais aussi de l’université (voire de la ville selon les configurations). Ce petit noyau correspond aux collègues « de proximité » aux sens spatial et relationnel, car tous les auteurs cités sont bien connus des chercheurs, même quand ils ne s’apprécient pas.

Les cités sont parfois des collègues qui ont partagé, partagent (à l’instar des cosignataires) ou vont partager une activité professionnelle avec le chercheur interrogé. Ce sont des liens forts, souvent associés à la trajectoire passée et aux collaborations anciennes ou potentielles. Ils peuvent se traduire par des sentiments tels que l’admiration ou l’amitié, mais aussi occasionner de la jalousie ou de l’inimitié : « c’est un grand bonhomme. J’ai publié deux fois avec lui mais je ne l’aime pas » dit Ronan. Les invitations (soutenances de thèse, conférences…) sont souvent autant d’occasions pour que les relations soient plus engagées.

© Rabinal
© Rabinal

Il y a des auteurs cités avec lesquels les chercheurs ne font qu’échanger et discuter de leurs travaux : c’est ce qu’on appelle parfois les « collèges invisibles ». Les liens ont moins de coloration émotionnelle : comme le dit Henri en parlant de Sam, « je le connais, on s’est croisés ; ce n’est pas un copain, ce n’est pas un ennemi non plus ». L’essentiel des relations se produisent et s’entretiennent à l’occasion de congrès. Mais de tels liens peuvent aussi ne consister qu’en des échanges de courriers postaux ou électroniques. Dans certaines conditions, ils peuvent aussi être unilatéraux : par exemple, le chercheur a entendu la conférence de l’auteur cité ou a lu l’article du cité en l’évaluant pour le compte d’une revue. Il suffit en fait que le citant ait partagé avec le cité un événement rendant possible un échange.

Parfois, le seul lien social avec l’auteur cité est de connaitre son nom. On trouve ici tous les auteurs, à la retraite, parfois décédés que les chercheurs connaissent du fait de leur importance pour leurs travaux. Il peut aussi s’agir des connaissances de leurs connaissances ou encore des auteurs simplement repérés dans la littérature scientifique. On peut retenir ce groupe comme celui des pairs parce qu’avoir retenu le nom de cet auteur, savoir le reconnaitre, est essentiellement lié au fait de partager le même intérêt.

Dès lors qu’ils ne s’inscrivent pas dans un de ces cercles, les autres auteurs cités sont les inconnus dont on a parlé plus haut.

Capture d’écran 2014-04-14 à 16.05.13

Précisions conclusives

La concentricité des cercles n’est pas liée à la force des liens : on peut détester un proche et admirer un pair. Ils ne sont pas forcément corrélés à des usages particuliers des citations : on peut citer fréquemment une référence dont on ne connait pas les auteurs. Ces cercles sont une expression de l’entourage du chercheur tel qu’il l’a mobilisé dans sa publication à un moment précis.

Ceux que l’on cite ne sont pas toujours des amis, ni même des connaissances : on déborde donc bien le tout petit monde décrit par le romancier David Lodge dans son célèbre ouvrage. Les citations mettent en scène un monde scientifique hétérogène, segmenté, stratifié et organisé de différentes manières auxquelles ces cercles concentriques renvoient : de la plus institutionnelle (laboratoires et équipes) à la plus intellectuelle (les spécialités disciplinaires), en passant par la plus informelle (la création de liens et les collèges invisibles). La citation est contrainte par ces contextes. Elle n’est donc pas libre et affranchie comme pourraient le laisser entendre certains slogans – « soyez cités dans le monde entier ! » – prônant la mise en ligne des publications. Gageons que les dispositifs et médias sociaux qui sauront intégrer et composer avec ces contraintes seront promis à un bel avenir.

Mis en ligne le 14 avril 2014


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